lundi 25 mars 2013

PARIS LOUVRE février 2013

Uccello, mon ami, ma chimère, tu vécus avec ce mythe de poils. L'ombre de cette grande main lunaire où tu imprimes les chimères de ton cerveau, n'arrivera jamais jusqu'à la végétation de ton oreille, qui tourne et fourmille à gauche avec tous les vents de ton coeur. A gauche les poils, Uccello, à gauche les rêves, à gauche les ongles, à gauchez le coeur. C'est à gauche que toutes les ombres s'ouvrent, des nefs, comme d'orifices humains. La tête couchée sur cette table où l'humanité toute entière chavire, que vois-tu autre chose que l'ombre immense d'un poil. D'un poil comme deux forêts, comme trois ongles, comme un herbage de cils, comme d'un rateau dans les herbes du ciel. Etranglé le monde, et suspendu, et éternellement vacillant sur les plaines de cette table plate où tu inclines ta tête lourde. Et auprès de toi quand tu interroge des faces, que vois-tu, qu'une circulation de rameaux, un treillage de veines, la trace minuscule d'une ride, le ramage d'une mer de cheveux. Tout est tournant, tout est vibratile, et que vaut l'oeil dépouillé de ses cils. Lave, lave les cils, Uccello, lave les lignes, lave la trace tremblante des poils et des rides sur ces visages pendus de morts qui te regardent comme des oeufs, et dans ta paume monstrueuse et pleine de lune comme d'un éclairage de fiel, voici encore la trace auguste de tes poils qui émergent avec leurs lignes fines comme les rêves dans ton cerveau de noyé. d'un poil à un autre, combien de secrets et combien de surfaces. Mais deux poils l'un à côté de l'autre, Uccello. La ligne idéale des poils intraduisiblement fine et deux fois répétée. Il y a des rides qui font le tour des faces et se prolongent jusque dans le cou, mais sous les cheveux aussi il y a des rides, Uccello. Aussi tu peux faire tout le tour de cet oeuf qui pend entre les pierres et les astres, et qui seul possède l'animation double des yeux.
Quand tu peignais tes deux amis et toi-même dans une toile bien appliquée, tu laissas sur la toile comme l'ombre d'un étrange coton, en quoi je discerne tes regrets et ta peine, Paolo Uccello, mal illuminé. Les rides, Paolo Uccello, sont des lacets, mais les cheveux sont des langues. dans un de tes tableaux, paolo uccello, j'ai vu la lumière d'une langue dans l'ombre phosphoreuse des dents. c'est par la langue que tu rejoins l'expression vivante dans les toiles inanimées. et c'est par là que je vis, uccello tout emmaillotté dans ta barbe, que tu m'avais à l'avance compris et défini. Bienheureux sois-tu, toi qui as eu la préoccupation rocheuse et terrienne de la profondeur. Tu vécus dans cette idée comme dans un poison animé. et dans les cercles de cette idée tu tournes éternellement et je te pourchasse à tâtons avec comme fil la lumière de cette langue qui m'appelle du fond d'une bouche miraculée. la préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur, moi qui manque de terre à tous les degrés. présumas-tu vraiment de ma descente en ce bas monde avec la bouche ouverte et l'esprit perpétuellement étonné. présumas-tu ces cris dans tous les sens du monde et de la langue, comme d'un fil éperdument dévidé. La longue patience des rides est ce qui te sauva d'une mort prématurée. Car, je le sais, tu étais né avec l'esprit aussi creux que moi-même, mais cet esprit, tu pus le fixer sur moins de choses encore que la trace et la naissance d'un cil. avec la distance d'un poil, tu te balances sur un abîme redoutable et dont tu es cependant à jamais séparé.
mais je bénis aussi, Uccello, petit garçon, petit oiseau, petite lumière déchirée, je bénis ton silence si bien planté. A part ces lignes que tu pousses de la tête comme une frondaison de messages, il ne reste de toi que le silence et le secret de ta robe fermée. deux ou trois signes dans l'air, quel est l'homme qui prétend vivre plus que ces trois signes, et auquel, le long des heures qui le couvrent, songerait-on à demander plus que le silence qui les précède ou qui les suit. je sens toutes les pierres du monde et le phosphore de l'étendue que mon passage entraîne, faire leur chemin à travers moi. Ils forment les mots d'une syllabe noire dans les pacages de mon cerveau. Toi, Uccello, tu apprends à n'être qu'une ligne et l'étage élevé d'un secret.

Antonin Artaud Uccello le poil. L'Art et la Mort 1927